L’intangibilité de l’image fragile.

Il y a toujours un lieu. Déserté, désaffecté de sa fonction initiale. Un lieu qui traîne une histoire, un lieu où l’on traîne. Les portes y sont défoncées, défaites ou absentes. Les vitres sont cassées, ou enlevées, les toits y sont bancals. Les murs lépreux, lézardés. Il y fait chaud en été, froid en hiver. L’activité humaine ne régule plus le lieu, ne le maintient plus dans un contexte habitable, serein.
C’est une image dans laquelle pose le lieu. Longtemps.
Le gros plan de ce qui pouvait être (ou peut rappeler) une usine s’estompe. Le regard s’approche du sol. Des briques en ciment, presque une installation, du verre cassé, du bleu, mémoire d’une bouteille parsèment l’espace. Et puis la fumée de la mémoire, comme un pigment bleu qui sert à tracer des repères sur les chantiers.
Le lieu s’énonce dans une gamme de gris riches, dans une attention à la texture, à la trace, aux échancrures, aux matières. Un poudroiement (le choix photographique) lie les murs, les tuyaux, les grilles et les cornières métalliques. Il y a des perspectives, des façades, des lignes de fuites, des traits fuyant, mais à vrai dire cela se donne toujours dans une frontalité. Ce gris, évoqué plus haut, donne cette apparence, en participe.
Fantômes qui déplacent une ombre, une aura. Le bâtiment fixe, immuable et l’apparition suspendue qui trace du temps dans les décombres. Un couloir de fausses arcatures jusqu’au loin, ce loin cligne l’horizon monochrome d’une lumière étrange. De porte en porte le silence qui claque. À chaque travée des trouées de lumière, ce jeu de l’ombre qui entaille l’image. La lumière crénelée s’accroche aux aspérités des fenêtres, des passages. Là, le cadrage zigzague de triangles clairs en triangles sombres. Nous sommes tenus dans un coin du bâtiment. Le fantôme affirme sa présence en un fragment de seconde. Clic, puis plus tard clac. Le déclenchement fait voir la veste violette comme une fleur qui perce au printemps.
D’autres fois le cadrage se fait frontal. Deux fenêtres très orangées, la fin du jour, un orange pisseux et deux cavités comme foyer asséché par le feu, comme deux cavernes qui portent le miroir coloré des vitres. Une serviette orange est suspendue et répond à la verticalité de la fenêtre. Une figure, ni féminine ni masculine, se reflète. Devant, derrière, cela n’a pas d’importance. Est-ce le photographe qui tente, dans la fumée de lumière, de rencontrer son image ?
Le fantôme est l’apparition d’une personne morte (dans sa vêture d’origine ou dans l’imagerie des suaires, des histoires littéraires et des légendes). Les fantômes de Pirrwitz sont des personnes bien réelles qu’il efface en quelque sorte, pour les inclure, les souder au paysage lunaire, désertique, abandonné des usines fantomatiques. C’est en quelque sorte à un retournement métaphysique que procède le photographe. Un corps nu qu’il suggère, qu’il rend presque transparent c’est aussi le temps qui s’écoule. Le corps nu et jeune qui se dilue dans l’espace monochrome, défait, d’une architecture industrielle c’est pointer l’éphémérité du corps et de la vie. Ainsi le photographe parle-t-il non pas d’un souvenir disparu mais bien d’une fugacité de la vie, de la vue, des êtres et des choses.
Fantasia où l’artiste voit son regard diverti. Fantaisie. Nous imaginons bien le temps d’installation de l’appareil photographique, le choix du cadrage, la saisie de la lumière, l’incrustation de l’instant, et son évanouissement. Le clic du déclencheur qui pose l’arrêt fantasmé. La procédure lente contamine le désir et superpose en grande fluidité les lieux, les choses et les humains. Serions nous dans une reconvocation romantique de la ruine, d’une célébration du monde défait et nostalgique ? Pour ma part je vois plutôt dans ces images une quête dans le futur qui s’évanouit.
Nous qui regardons ces photographies nous gardons l’effacement en mémoire. Le juste vu, entre aperçu. La lenteur de la procédure qui, pourtant nous l’avons vu, conduit à l’impermanence et dit aussi ce qui relève du tableau, de l’histoire du tableau, de ces natures mortes hollandaises aspergées de lumière. On peut aussi évoquer le réalisme de Charles Sheeler, et encore le précisionnisme de certaines œuvres de la Neue Sachlichkeit.
Certaines photographies nécessitent un arrêt long. Il faut décrire ce qui se passe véritablement. Je pense à heaven & earth de 2006. Deux poutrelles métalliques scindent (et retiennent) l’espace comme ces colonnes dans la peinture religieuse des annonciations. Deux moments. L’ange va parler à Marie (le livre est ouvert) ou bien Marie connait déjà la parole (le livre est fermé. Espaces séparés qui disent le verbe, et son incarnation. Cette évocation peut ici être pertinente puisqu’un personnage en tablier bleu et casque de chantier et pantalon de même nous tourne le dos, vers la droite. Il quitte l’image, il contrebalance (coloristiquement et sémantiquement parlant) un panneau bleu, frontal, sur la gauche de l’image. Est-ce cela le ciel du photographe qui voit dans une prise de vue aérienne d’un paysage (c’est comme une carte) une idée du ciel, c’est-à-dire comme l’idée d’un regard/paysage ?
Une deuxième coupure dans la photographie se joue entre le plafond (ciel) et le sol (terre). Le plafond est fait de ces modules en carton ou polystyrènes tenus par des structures métalliques. La moitié des modules est tombée ou en attente de chute. Au sol, les formes (presque des vasques) attendent la chute suivante, à terre les formes sont piétinées, cassées et des bandelettes les relient et en font la force de l’image. L’ensemble laisse apparaître un sol d’os, de squelettes défaits, à la blancheur mortelle. Nous marchons sur les tibias, les fémurs, les bassins du ciel. Toute chute signifie une mort. Au niveau de la tête du personnage bleu se lie un tag énigmatique PBMO, dont nous savons le sens de signature, mais dont le fragment qui nous est livré sonne problème (PB) de mots (MO) morts. Il n’y a pas eu de lutte dans le lieu, juste l’abandon qui défait, juste les fantômes vivants qui arrachent, qui égratignent lorsqu’ils visitent à nouveau le lieu abandonné. Donc pas à lui-même, abandonné des hommes et réinvesti par les hommes qui trouvent là le fondement de leurs rites, de leurs violences : vie, mort et guerre. Construire, détruire. C’est dans ces termes que l’apparition humaine se fait, se fige et parfois se transforme en conscience. Enfer et paradis dans le lieu clos du monde. Le monde est un Raum où se jouent les parades du temps.
Dans 3 x 3 une ombre nue face à un pissoir (trois travées), puis le pissoir nu, puis un homme en slip et avec ces vestes fluorescentes pour les distinguer, les saisir, qui pisse dans le dernier box.
Métaphore d’un écoulement. Des traces de rouille, pisseuses, sur le monument. Le pissoir en trois parties repose sur un socle de carrelages rouges. Au sol des papiers épars, une trace rouge, une bombe de peinture. Ce qui reste. L’abandon et l’oubli de la trace faite. Un rideau de gris, un objet dérisoire, une fontaine où coule le temps.
Lost ring de 2005 renvoie à de nombreuses images que nous portons. Le lieu, reste d’un silo bétonné, est d’un gris très présent, construction picturale, géométrique, qui donne l’angle d’une pièce. Une poussière grise de même intensité couvre le sol et rappelle les extraordinaires installations de Chen Zen où l’ocre de la terre fait comme un linceul. À droite, une femme se penche vers le mur, elle s’y confond, pénètre la paroi et sa nudité, comme une ombre, nous rappelle la déflagration d’Hiroshima. C’est aussi cela qui fait la force de Pirrwitz, cette construction imparable de l’image, cet intangibilité des formes, et cette fragilité de la perception. Voilà qui frappe, voilà qui résiste.
Les poussières qui, dans la photographie, sont des photons de lumière doivent être analysées. La poussière n’est pas que ce voile de l’abandon, elle est aussi la preuve, la résultante du travail. Ceux qui soudent, qui meulent, qui rabotent, qui scient, qui forgent, qui fondent connaissent ces dépôts que chaque soir il faut balayer, pour remettre le sol et l’atelier dans une disposition de travail pour le lendemain. Poussière sur poussières comme une nappe ronde et terrestre et oculaire dans l’œil du photographe.
Ce qui se saisit peut-être ici c’est ce balayage successif des labeurs des hommes et du temps. C’est cette confrontation symbolique et ce paradoxe entre l’activité humaine (qui combat la mort et qui y court) et l’écoulement du temps (qui ne dit jamais rien d’autre que la vie).
Ces photographies cernent dans leur fixité le mouvement inexorable des flux et l’arrêt impromptu du fugitif ne fuyant jamais. Un paradoxe de plus dont nous avons besoin pour comprendre le monde dans le réel des images.
Germain Rœsz, 2008 – 2010

En décembre 2011 Andrej me donne son dernier catalogue.

Je reprends, je relis le texte que j’avais déjà écrit et je me dis que cela correspond toujours à l’ensemble de l’œuvre mais que certains points différents apparaissent.
Dans quelques images ce sont les chaises qui viennent comme une triple présence : la chaise bien réelle, le fantôme de la chaise, et le giron qui témoigne toujours d’une ancienne présence humaine. Elles contextalisent aussi l’époque en référence, un design industriel, des ‘sky’ soixantenaires, un Robin Day égaré, mais aussi la danse esquissée de tous ces moments où des humains discutèrent, se rassemblèrent, organisèrent leurs dialogues et leurs luttes. Transparences et présences. Chaos et ordres. Dans single case II de 2008 la chaise est seule face à la présence du photographe. Entretien d’un bout de terre à l’autre. Solitude infinie d’un interrogatoire en devenir. Plus loin, dans une autre image, la chaise, la même, presque translucide, debout et renversée au bas d’un escalier renvoie à la vanité des images, à ce qui nous reste. Toute chute dans l’enfer des programmes sociaux imposés met à terre la conscience. Il y a dans ce travail dans le même temps une mélancolie et une révolte. C’est cet entredeux, cet antre dévorateur de sens que le photographe capture. Ce terme de capture, peut-être trop souvent utilisé, nécessite ici quelques éclaircissements. Cela signifie que le réel (même celui qui parle d’un passé oublié) porte du vivant, montre une présence qui hante l’image en devenir. Ainsi les paysages de Pirrwitz sont des images toujours-là pour le réel de la photographie.
Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la symétrie qui axe le monde désaxé. L’artiste fait ce travail par le corps qui répond à telle colonne, à tel objet, il le fait par les colonnes, par la lumière qui trace ses rayons dans la trame des gris. Les visages des humains sont toujours flous, inconnaissables : ils incarnent donc chacune et chacun d’entre nous. Mais le corps nu des femmes luit sur la paroi de béton, de poussière. Il reste alors que chaque aperception lève le désir. Dans ces lieux l’amour aussi a fait son travail entre fol espoir et désespoir, entre ruines et utopies. Le fantôme se reflète dans l’image qui se reflète dans sa texture. Mise en abîme transitoire jusqu’à la prochaine incertitude. L’intangible fragilité du monde qui se dérobe architecture, au plus loin, la mémoire humaine. Le travail fut de chair que la photographie encore et encore relève.
Germain Rœsz, décembre 2011

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