Andrej Pirrwitz, de petits instants d’éternité

Des espaces abandonnés dans lesquels errent des figures improbables, tantôt transparentes, tantôt diaphanes, tantôt effacées. Qui s’en vont et viennent, parfois en se croisant. Qui sont là sans y être mais dont les silhouettes marquent la nudité brute de l’espace d’une trace le plus souvent colorée. A première vue, les photographies d’Andrej Pirrwitz s’offrent à voir comme l’expression visuelle du fait de révélation. Une façon quasi tautologique d’exercer son art. D’autant que le photographe multiplie à l’envi les jeux de lumière : perspectives fuyantes qui s’abîment dans la profondeur du champ, angles acérés d’un rai qui pointe de l’imperceptible d’une ouverture, trous noirs que contredit l’éclat d’une fulgurance ou, au contraire, embus qui accaparent la surface jusqu’au bord d’un aveuglement.
A propos de ses photographies, Andrej Pirrwitz parle de « tableaux ». Il est vrai que non seulement elles présentent nombre de qualités picturales mais elles témoignent d’un sens aigu de la mise en scène et réfèrent alors à ce mot comme il est employé au théâtre, au moment même où le rideau se lève et où le regard à neuf découvre la situation que celui-ci dévoile. A moins de les appréhender comme des arrêts sur images d’une petite bande film quand on les fait défiler à l’unité sur un écran pour mieux en scruter le détail. Dans l’un comme dans l’autre cas, simple question de flash dans la fulgurance d’un instant. D’un instant, de petits « d’éternité qui passe », comme le dirait Jean Giono.
Il y va en effet de cette qualité-là chez Pirrwitz et ses images ne sont autres que l’enregistrement d’une temporalité suspendue, fixée sur la pellicule dans le continuum d’une seule et unique prise de vue. Une prise de vue qui prend son temps et qui permet à l’artiste d’y opérer tous les changements de situation souhaités. Ainsi il fait se déplacer les figures dans l’espace de sorte à ce qu’elles s’y dédoublent, l’image finale cumulant des temps différés selon un principe épiphanique qui lui confère son mystère. Telle procédure de travail souligne la dimension mémorable d’une démarche que renforce par la suite le passage du tirage argentique original au numérique. Une façon de mettre à distance le sujet photographié et l’objet photographique comme pour mieux acter la nature ontologique de la photographie dans ses rapports à la question de sa reproductibilité telle que l’a explicitée Walter Benjamin. Question d’aura, d’authenticité et de présence.
Les lieux dans lesquels Andrej Pirrwitz travaille sont exclusivement des espaces clos. S’ils sont le plus souvent industriels, leur choix ne dépend toutefois d’aucune considération documentaire et l’artiste ne les retient qu’en fonction de leurs qualités plastiques propres, tant de lumière que de couleur. Il ne les arrange pas mais compose directement avec l’existant, les cadrant avec une rigueur toute géométrique que vient perturber l’apparition/disparition de ses figures, sinon de ces objets de nature morte qu’il introduit dans le champ de l’image pour en accentuer ponctuellement l’ordonnancement.
L’art d’Andrej Pirrwitz est requis par l’innommable tant il est vrai que les scènes constituées n’appartiennent à aucune narration particulière, qu’elles sont autonomes et sans autre relation entre elles que leur analogie sérielle. Tant il est vrai aussi que ses figures – à l’exception de quelques-unes dont celles de la série des nus – ne sont pas reconnaissables. Pour le regardeur, du moins, car elles lui sont toutes familières et la façon dont il s’applique à en capter la silhouette lui permet de ne pas en perdre complètement l’identité. C’est dire si elles sont chargées d’affect et c’est pourquoi, paradoxalement, elles nous paraissent incarnées.
Quelque chose de troublant est à l’œuvre dans les photographies d’Andrej Pirrwitz qui procède de leur nature hybride, du mélange – sinon de la superposition - des ordres matériel et temporel dont elles sont faites. Quelque chose qui aurait à voir avec le concept de palimpseste et qui appartiendrait à un monde autre, évanescent, rêvé, éphémère. Un monde en fuite – le mot revient dans le titre de certaines des séries du photographe – que ce dernier tente de retenir, de fixer dans l’infra mince de la matière photographique. Non sur le mode d’une quelconque nostalgie mais bien plutôt sur celui d’une expérimentation plastique prospective visant à faire image commune du temps, de l’espace et de l’inscription en leur sein de la figure humaine. Comme l’image d’une vanité contemporaine.
Philippe Piguet

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