D é c a l a g e s

Les photographies d’Andrej Pirrwitz oscillent entre figuration et abstraction, ordre et désordre, naturel et artificiel, situations pré-existantes ou mises en scènes. Sur le plan technique, Andrej Pirrwitz réalise ses images uniquement en lumière naturelle, en renonçant délibérément aux facilités de l’éclairage artificiel et à tout apport technique qui aurait pu modifier l’aspect premier de l’image. L’instant où il appuie sur le déclencheur détermine le cadrage, la perspective et la composition de la photographie. Par la suite, les modifications, les retouches à l’ordinateur ne viennent pas non plus altérer l’image obtenue. Sur le plan du contenu, les photographies posent la question d’une possible harmonie entre l’individu et le monde, un monde qui ne correspond plus aux structures habituelles, mais est soumis à un perpétuel changement.

Des usines désaffectées, parfois habités par des personnes sans abri, et des lieux où les déchets industriels racontant une vie passée sont omniprésents dans la série des « Lieux de fuite ». Les sites sont recherchés autant par Andrej Pirrwitzle physicien de formation que par
l’ artiste autodidacte, avec une affinité toute personnelle. Ces lieux, souvent sales et poussiéreux, sont les reliques d’une mutation sociale; ils ont été abandonnés, détruits et trouvent une nouvelle fonction avec leurs nouveaux habitants. Dans la préparation pour les prises de vue, on devine toujours un peu de la vie passée ou présente. En tant que ‘’Lieux de fuite’’, ils ont pour fonction de ménager une possibilité de retrait hors d’un monde affairé et trépident.

Dans ‘’person from pusan’’, l’espace inondé de lumière est rempli de pneus noirs entre lesquels sont disposés des vêtements multicolores qui ravivent la partie droite de l’image, où dominent les tons foncés. Dans la partie gauche, dans une atmosphère majoritairement claire, le rouge du vêtement de la ‘’person from pusan’’ ressort, lumineux. Accroupie, elle fixe le sol et, avec son vêtement rouge vif, se fond de manière harmonieuse dans l’ensemble de la composition. Globalement, cette photographie se meut entre ordre et désordre et son contenu renvoie à la situation de l’homme qui se trouve dans un tel monde. Bien que ce dernier se soit adapté de manière harmonieuse à un monde oscillant entre artifice et naturel, le titre ‘’person from pusan’’ suggère la difficulté de construire une identité claire et authentique, dans un monde soumis à des fluctuations, loin du pays d’origine.

Dans certaines photographies de la série des ‘’Lieux de fuite’’ il n’y a pas de personnages et la mise en scène de la représentation (re)prend de l’importance. Dans ‘’blue submarine’’ domine - comme l’indique le titre - la couleur bleue. Le ciel se reflète dans une flaque d’eau située au premier plan et oppose son calme et sa transparence à l’arrière-plan plus agité. Ce dernier est constitué d’une accumulation de bandes de plastique, de bouts de papier et de carton agencés harmonieusement avec leur couleur et leur structure. L’équilibre entre mouvement dynamique et calme, souligné par le ton bleu dominant, le reflet dans l’eau et les déchets apparaissant de manière isolée propose l’harmonie entre chaos et ordre, dynamisme et tranquillité. Aucune réponse n’est donnée aux questions du spectateur à propos de ce contenu abstrait. Au contraire, son point de vue clair et précis dans un monde qui, lui aussi, évolue entre certitude et incertitude en est par là-même fragilisé. C’est justement cet aspect qui devient conscient si bien que l’idée qu’aucune position ne peut être considérée comme sûre est transmise.
‘’Lieux de fuite’’ - le titre implique un moment de dérobade à la vie contemporaine dans un monde soumis à l’agitation et en changement permanent. Il arrive, de temps en temps, que nous souhaitions échapper au brouhaha quotidien. Les photographies, où prédominent des non-lieux, paradigmes d’une architecture industrielle, froide et usée, posent la question de savoir s’il est aujourd’hui possible de trouver quelque part un lieu où règne une harmonie absolue.

Une autre série porte le titre ‘’Fées en fuite’’,
Elle se caractérise par les apparitions de nus féminins évanescents. La femme apparaît comme une fée, comme un être archaïque dont la beauté dénudée répond de manière immatérielle à des intérieurs froids, décrépis. Ici aussi, les décors varient. Ills sont parfois gardés tels quel, parfois mis en scène.
‘’2 walls between us’’ entraîne le regard dans une pièce séparée en plusieurs parties par des cloisons à mi-hauteur ; dans la partie gauche, une vive clarté diurne pénétrant par de grandes fenêtres inonde l’intérieur. Des poutrelles s’élancent du sol au plafond pour souligner la structure et la composition faite de lignes verticales et horizontales. Le calme qui émane de ce lieu est renforcé par une gamme chromatique de tons gris-verts. Le nu, qui apparaît dans la partie droite de l’image au moment où il enfile ou enlève un vêtement jaune léger, vient animer cette atmosphère calme.
Ce nu, en tant qu’apparition immatérielle, semble venir du néant ou bien être déjà en train de disparaître. ‘’2 walls between us’’, ce titre permet de lire la photographie de manière narrative et d’y voir la métaphore d’une distance insurmontable entre deux êtres empêchant leur rencontre. Bien que les cloisons n’atteignent que la mi-hauteur, ces murs ont surtout une fonction séparatrice et, associés aux éléments architecturaux verticaux, forment un système qui enserre l’être humain. ‘’2 walls between us’’ raconte le désir inassouvi de l’union de deux êtres dans un cadre extérieur fixe.
Dans ‘’yellow vinyl’’, le titre attire notre attention sur un élément de plastique jaune situé dans le bas de la partie droite de la photographie. Il correspond directement au nu qui apparaît parallèlement à la colonne, à l’arrière-plan, à droite. A nouveau le lieu se caractérise par des lignes horizontales et verticales qui forment un ensemble clos. La lumière claire du soleil l’illumine, il est vide, juste rempli au premier plan de nombreux débris blancs gisant sur le sol froid en béton qui composent un motif formé de petites particules fonctionnant comme pendant à l’élément en plastique. Dans cet environnement désolé, sans doute abandonné, le geste du nu paraît vain, il lève le bras droit comme pour faire un signe à quelqu’un. Pourtant, il n’y a aucune présence à qui l’adresser.
La série des ‘’Fées en fuite’’ nous raconte le désir inassouvi d’aide et de soutien de la part de beaux êtres enchanteurs et démoniaques qui habitent près de sources, dans des forêts, des grottes ou bien sur des îles lointaines et qui portent secours aux hommes vivants dans un monde de plus en plus vide.
La troisième série apparaît comme une conséquence des deux précédentes. Comme l’indique son titre : ‘’Les fées ont disparu’’. Andrej Pirrwitz renonce consciemment aux représentations de nus féminins; elles ont disparu, peut-être à cause d’un monde plus en plus froid et repoussant. Des représentations d’intérieurs abandonnés, détruits en partie, donnent le ton; des éléments singuliers renvoient à la présence passée des fées.
‘’Shower rooms’’ articule une vue sur sept entrées de douche, dont les portes ont déjà été retirées. La composition est déterminée par des lignes horizontales et verticales vues en diagonale à travers la pièce. Les serpillières du premier plan et le manche d’un balais-brosse renvoient au souvenir de la présence, à un moment donné, d’êtres humains. Les douches semblent inutilisées et la photographie offre une vision froide, désolée et plutôt désertée. Face à cette froideur et à ce vide, même le désir d’être sauvé par des êtres fabuleux et imaginaires devient obsolète.
Dans ’’single case’’, une chaise rouge, abandonnée, émerge de la composition. Une fée à l’air immatériel y était peut-être encore assise, mais elle a disparu. La chaise devient le symbole de la déréliction humaine dans un monde où dominent froideur, grisaille et vide. Le titre de la photographie ‘’single case’’, c’est-à-dire ‘’cas unique’’, implique toutefois un élément antithétique puisqu’il renvoie, de manière narrative, au fait que cette solitude, justement, ne concerne pas un cas unique.

Dans les photographies des trois séries, ‘’Lieux de fuite’’, ‘’Fées en fuite’’ et ‘’Les fées ont disparu’’, sont formulées, de manière variée du point de vue de la forme, des questions existentielles sur la possibilité d’une identité authentique, d’une position claire et sur le soutien potentiel des êtres fabuleux dans un monde oscillant entre ordre et chaos, entre artifice et naturel. En raison de cette thématique commune, déclinée en séries, elles peuvent aussi bien être considérées individuellement qu’en interaction les unes avec les autres. Ces photographies constituent les toutes premières œuvres d’Andrej Pirrwitz puisqu’il ne travaille ce médium que depuis près de deux ans. Dans les expositions que ce catalogue accompagne, elles sont, pour la première fois, accessibles à un large public et le confrontent à des réflexions issues d’un monde construit, du point de vue du fond et de la forme, entre esthétique et inesthétique, entre de beaux moments d’harmonie et d’autres moins beaux, de dysharmonie.
Formulées comme des décalages, des espaces intermédiaires, elles mettent en évidence certains aspects de notre époque sans pourtant offrir de solution claire pour sortir du paradoxe qui caractérise le monde actuel, si bien que la question de la possibilité d’une fin de ce stade intermédiaire demeure sans réponse.

Meike Behm, 2005

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